Un des sophismes non-présenté dans mon livre et volontairement gardé pour le site est celui dit de la pente savonneuse ou glissante. Il est l'un des plus à l’œuvre dans les têtes et entre professionnels au sein des institutions. C'est cette "petite musique" qui se met à jouer dès qu'il y a une situation "à risque" (mais quelle situation ne l'est absolument pas ?) dans laquelle une forte incitation au signalement administratif ou judiciaire existe : "et si je/tu ne signale(s) pas et qu'il y a un drame !?". Examinons cet objet dont on mesurera qu'il s’avère maltraitant pour le professionnel et le public...
En quoi est-ce une pente glissante/savonneuse ?
La pente glissante/savonneuse consiste, en partant d'un prémisse vrai, à en faire découler un enchaînement de conséquences connotées négativement.
Dans l'exemple utilisé ici, on peut parler de "falaise savonneuse" tant l'enchaînement absence de signalement/drame est direct. Le cheminement implicite peut se décliner ainsi :
"si tu ne signales pas, les éléments de risque de la situation vont se poursuivre et s'amplifier (vous le voyez le glissement en cours) et ça va (et hop, un futur indésirable se glisse dans l'énoncé) se terminer forcément (une pointe de destin inéluctable ajoute à l'intensité dramatique) par un drame (le mieux est de ne pas le définir, ce qui laisse place à l'imaginaire que l'on aura contaminé par cet énoncé) !"
La pente glissante de ce type amène toujours sa cible à imaginer le pire pour le retenir dans sa vision. Il s'agit de le faire bouger et modifier sa position.
Les effets
Le problème de la pente glissante, c'est qu'elle a plusieurs conséquences préjudiciables en plus d'être un raisonnement erroné :
Elle focalise votre attention sur le seul endroit où elle vous fait aboutir, la "zone du pire". Cette lecture à partir de la conséquence fâcheuse risque de devenir le seul angle de lecture des données présentes, biaisant ainsi l'analyse. Difficile alors de voir les hypothèses alternatives en terme de conséquences.
Elle provoque une forme d'intimidation morale : ce n'est pas bien de ne pas signaler...
Elle vous amène à culpabiliser par avance d'une possibilité qui ne se produira le plus souvent pas ("s'il y a un drame, ce sera ta faute..."). Et comme le sentiment de culpabilité s'active facilement pour nombre de travailleurs sociaux...
Elle vous insécurise du fait que, si ce drame survient, elle vous dit que vous serez seul ("on t'avait prévenu que ça craignait...", "on t'avait dit que t'aurais dû signaler...". Bref, "débrouille toi maintenant").
Elle vous fait perdre en professionnalité car agiter la peur par l'introduction d'un futur non-désirable parasite brutalement les capacités d'évaluation des professionnels.
« Les prophètes de malheurs ne cherchent pas à avoir raison dans le futur, ils cherchent à s'emparer du présent. » dit fort justement l'historien Patrick Boucheron (La grande librairie, France 5, 19/1/2017).
L'enjeu est donc de ne pas se laisser piéger par cette petite musique qui favorise l'ouverture de parapluie dans les institutions.
Pour en sortir
Le premier point est de vérifier la validité des liens qui relient les différentes étapes :
Une absence de signalement aboutit-elle toujours à un drame ?
Un signalement protège t-il toujours d'un drame ?
Un signalement peut-il augmenter la probabilité de survenue d'un drame ?
Non, non et oui sont les réponses à ces trois questions. Elles permettent de mesurer qu'il n'y a pas de lien direct systématique entre le non-signalement et le drame. Sauf dans la tête (et c'est parfois la nôtre) de la personne qui énoncé ce "Et si tu..." déstabilisant.
Ajoutons une chose : le drame, c'est à dire l'action créant dans un temps court un préjudice grave, est l'évolution la plus rare d'une situation. Pas de toutes, mais de l'immense majorité.
Après nous être détendu en nous éloignant de la zone du pire dans laquelle cette question vient nous projeter, nous pouvons plus facilement revenir à un raisonnement rationnel et professionnel :
Quelles sont les données d'analyses en notre possession ? Ce sont les seuls éléments à prendre en compte pour évaluer une situation et déterminer le plan d'action (suspension de l'intervention ou intervention via telles ou telles modalités).
Quelle évaluation m'amènent-elles à produire ? Une évaluation se construit sur les éléments disponibles et objectifs, pas sur des scénarios possibles mais fragiles. Soit il y a les éléments suffisants (risque élevé de danger dans un temps court+utilité du signalement comme outil dans ce cas), soit ils n'y sont pas (risque faible de danger et/ou non-pertinence du signalement en réponse).
Alors, si vous vous ou un autre (un cadre, un pair, un partenaire) vient vous jouer la petite musique du "Et si tu...", identifiez que c'est une part du professionnel qui est "tuée" par cette question pas anodine.
Elle part pourtant généralement d'une bonne intention : celle de prévenir un dommage imaginé. Il existe des façons de le faire non-préjudiciables : par exemple, un collègue qui vient vous dire "si tu veux, je peux te proposer mon regard sur cette situation, te dire si quelque chose m'alerte ou au contraire me rassure", ou vous qui, pour avoir un regard différent quand vous avez un doute, allez demander cette autre analyse de la situation par un pair.
Être soutenu plutôt qu'agité par la peur est une condition pour exercer dans une zone de risque sans pour autant en être abimé. La détection de la pente savonneuse/glissante peut y contribuer.
Pour compléter cette lecture, vous trouverez dans le Manuel...
Effet petits ruisseaux (page 59); Effet impact (page 63), C'est bien ce que je pensais... (page 70); Prudence, risque, danger et approche sceptique (à partir de la page 83)
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